FAIRE OEUVRE COMMUNE

Mai 2019. Boulevard de la République au Puy-en-Velay, un entrepôt qui semble désaffecté. Comme à chaque premier rendez-vous, je suis un peu tendue. La porte s’ouvre et on me fait visiter le rez-de-chaussée : tables de mixage, projecteurs, gradins et chaises s’entassent dans chaque recoin. Une sorte de caverne d’Ali Baba pour artistes. Malgré l’apparent désordre, Pierre-Henri semble s’y retrouver parfaitement dans ce labyrinthe de matériel scénique. 

A l’étage, deux petites tables collées l’une à l’autre forment un îlot qui fait paraître l’espace bien vide. Quelques personnes discutent paisiblement, ça sent bon le café et la convivialité. On m’accueille chaleureusement tout en laissant traîner les conversations. Un tour de présentation formel et le rendez-vous peut commencer : « Alors, pourquoi Coop’Art ? »

Revenons quelques semaines en arrière. En mars 2019, fraîchement débarquée à Alter’Incub Auvergne-Rhône-Alpes, j’échange par téléphone avec un certain Jérémie, premier salarié de l’association Coop’Art – Coopérative Artistique et Culturelle Altiligérienne. Au sein de l’incubateur d’innovation sociale Alter’Incub, porté par l’Union Régionale des Scop et des Scic, mon rôle est d’identifier et d’accompagner en Auvergne des projets collectifs qui cherchent à répondre aux enjeux de société, dans une démarche de coopération et de co-construction. En mars 2019, un comité de partenaires d’Alter’Incub entérine l’accompagnement de Coop’Art, non sans quelques discussions sur les problématiques auxquelles le projet se donne pour mission de répondre. Faciliter l’action culturelle en Haute-Loire, c’est socialement innovant, ça ?

reunion coop'art 2021

Questionner les modèles économiques de la culture

« Alors, pourquoi Coop’Art ? » Jérémie, Pierre-Henri, Flora, Marie-Pierre, Catherine et Jean-Florent m’expliquent que Coop’Art trouve son origine dans un petit tremblement de terre qui a secoué le milieu artistique et culturel altiligérien. En 2017, l’association Haute-Loire Musique Danse ferme ses portes. Plusieurs compagnies et festivals se retrouvent dans la panade : comment accéder au matériel scénique indispensable pour maintenir leurs spectacles et évènements ? Un noyau de quelques structures se retrouvent alors pour remettre en circulation le parc de matériel scénique qui appartient au Département de la Haute-Loire. Rapidement, ils identifient d’autres attentes des professionnels du spectacle vivant, se questionnent sur la manière d’y répondre et créent une association.

Lors de ce premier rendez-vous, je cherche à m’approprier tous les tenants et aboutissants du projet. Qu’est-ce qui vous motive à entreprendre collectivement ? Quelles sont les valeurs que vous portez ? Quelle est la vision de Coop’Art ? Malgré des réponses parfois floues, je devine un fort attachement à leur territoire, la Haute-Loire, une volonté d’aider les acteurs culturels à y vivre, créer, entreprendre et créer du lien. Et aussi une ambition à bousculer les cadres traditionnels de l’entrepreneuriat, à questionner les modèles économiques de la culture, bref : à innover là où cela sera possible.

Innover ?

L’équipe-projet se trouve alors dans une impasse. Ce ne sont pourtant pas les idées qui manquent. Plusieurs réunions ont déjà eu lieu avec des acteurs culturels du territoire, faisant apparaître de nouveaux besoins : sécuriser le parcours des artistes indépendants, monter en compétence, être aidé dans la gestion administrative, rompre l’isolement des artistes, se produire sur son territoire, identifier des spectacles altiligériens à programmer localement, accéder à du matériel scénique bon marché, répondre à des appels d’offre, co-créer à plusieurs compagnies…

Face à cette multitude de besoins et d’envies exprimés, l’équipe-projet ne sait plus par où commencer. L’enjeu est de taille : assurer une pérennité économique à Coop’Art tout en préservant son ambition sociale, dans un secteur culturel fragilisé. 

Prioriser les activités à développer, construire leur modèle économique, définir une stratégie de communication et travailler leur posture entrepreneuriale en adoptant le vocabulaire des financeurs potentiels : voilà les attentes de l’équipe-projet vis-à-vis d’Alter’Incub.

Au fil de l’échange s’esquisse la feuille de route de l’accompagnement des six prochains mois. Parcours de formations-actions, rendez-vous de suivi mensuels, appui de consultants extérieurs sur le modèle économique et mise en réseau vont aider l’équipe-projet à structurer sa démarche entrepreneuriale.  

Décembre 2019. L’équipe-projet n’a pas chômé ! Mieux : elle n’a rien perdu de son enthousiasme. L’appui d’un cabinet de conseil dans la construction du modèle économique a rassuré les porteurs de projet sur le potentiel économique de l’association. L’activité historique de location de matériel scénique sera conservée et déployée plus largement. Des adhésions permettront de financer les évènements de mise en réseau formelle entre acteurs culturels – une activité généralement difficile à faire financer par des subventions. Le soutien financier du Département reste toutefois indispensable pour équilibrer le modèle économique. Enfin, Coop’Art répondra à des appels d’offre et commandes d’ingénierie culturelle, en partenariat avec les adhérents de l’association. 

Entreprendre collectivement, un défi supplémentaire

Le défi auquel se retrouve confronté Coop’Art est un incontournable : l’organisation collective et la gouvernance.

D’emblée, l’équipe-projet avait posé le cadre : l’association a vocation à se transformer en SCIC, Société Coopérative d’Intérêt Collectif, dès que possible. Les particularités de ce statut juridique : le principe de vote démocratique « une personne = une voix », une lucrativité limitée et surtout le multi-sociétariat, c’est-à-dire la possibilité de réunir autour d’un intérêt collectif une large diversité de personnes et de structures (salariés, bénéficiaires, entreprises, collectivités, etc.). C’est précisément ce qui constitue le potentiel d’innovation sociale de Coop’Art : sa capacité à fédérer à la fois des artistes, des festivals, des techniciens, des compagnies, des programmateurs de salle, des collectivités, des MJC, des entreprises et des associations culturelles en Haute-Loire.

Je fais un état des lieux avec Jérémie et l’équipe-projet. Où en est Coop’Art dans la mise en place d’une gouvernance partagée ? Des commissions de travail sont actives depuis plusieurs mois, coordonnées par Jérémie. L’équipe-projet se réunit régulièrement, malgré des niveaux d’engagement différents dans le projet. Des soirées « Carte Blanche » sont animées bénévolement par des acteurs culturels. De bonnes volontés se manifestent mais peinent à trouver leur place dans le projet. D’autres acteurs regardent de loin la dynamique initiée par Coop’Art.

Tous les ingrédients sont là. Pour permettre à Coop’Art de changer d’échelle et de se développer, une structuration de la gouvernance est nécessaire. Alter’Incub sollicite des intervenantes spécialisées sur ce sujet pour accompagner l’association. 

Capacité d’auto organisation 

Février 2020. Coop’Art fait salle comble. Pourtant ce n’est pas un spectacle qui amène une quarantaine de personnes dans les locaux aujourd’hui, mais un forum ouvert. Cet outil d’intelligence collective est né du constat suivant : c’est à la pause-café que les échanges sont les plus intéressants. Afin de recréer cet environnement propice au partage et à la créativité, Isabel, la facilitatrice pose le cadre de la journée, qui repose sur 4 principes simples : « Les personnes présentes sont les bonnes personnes », « Ce qui arrive doit arriver », « Ça commence quand ça commence », « Quand c’est fini, c’est fini ».

Tous les participants sont assis sur des chaises disposées en hémicycle, face à Isabel. Elle énonce alors l’objectif de la journée : imaginer ensemble Coop’Art à un horizon de 10 ans. Une seule contrainte : restituer aux participants le fruit de ses réflexions à la fin de la journée. « C’est parti ». Je reste perplexe. C’est tout ? Pas d’autre consigne ? Comment vont-ils s’organiser si on ne leur explique pas comment faire ? 

… et inventivité

Une personne se lève : « Moi, j’aimerais bien réfléchir avec vous à la façon dont on prend les décisions à Coop’Art. J’ai l’impression que ce n’est pas très clair pour l’instant… ». Silence. On inscrit la thématique « Prise de décision » au tableau. « Bah, si ça intéresse des gens, je me mets dans ce coin là-bas, près des fauteuils… ». Quatre ou cinq personnes la suivent et s’installent dans les fauteuils, entamant une discussion.

Une autre participante prend la parole : « Je crois qu’on n’a pas de charte de valeurs vraiment formalisée à Coop’Art, ça me plairait d’écrire ça, si ça vous dit ». Elle s’installe dans un autre coin de la pièce, suivie par un petit groupe. Un à un, les participants se lèvent et s’agglomèrent. Les chaises se vident dans l’hémicycle, la salle se remplit de petits îlots et d’un brouhaha enthousiaste.

Comme autour d’un café, les conversations, parfois enflammées, vont bon train. Certains se lèvent pour changer de groupe et contribuer à une autre réflexion. De grandes feuilles de paperboard sont scotchées aux vitres. Des scribes-dessinateurs s’essaient à une synthèse. La mayonnaise prend. Je suis impressionnée par l’inventivité et la capacité d’auto-organisation du collectif.

À 15h, après une joyeuse pause déjeuner dans la continuité des échanges de la matinée, chaque groupe restitue le fruit de ses réflexions, qui ont porté sur plusieurs thématiques-clés : soutien au nouveaux projets, démocratie, prise de décision, création de la Scic, structuration horizontale et fonctionnement collectif, gestion des conflits, interdisciplinarité…

Les productions sont riches, foisonnantes, mais aussi décalées, artistiques, subversives, ambivalentes parfois. Elles ouvrent à un large horizon des possibles et semblent constituer les prémices d’une œuvre commune.

Une bulle de coopération où la compétition n’a plus sa place

Mars 2020. Rendez-vous en visio avec Isabel et Jérémie. On débriefe sur le forum ouvert. « Ça fonctionne toujours aussi bien ? », je demande à Isabel. « Ça dépend du groupe ». Quelque temps plus tard, je découvre qu’un couple de chercheurs de l’Institut des Territoires Coopératifs s’est posé la même question :

Pourquoi certains collectifs parviennent-ils à coopérer tandis que d’autres non ?

Pour tenter d’y répondre, Anne et Patrick Beauvillard ont parcouru à pied plus de 2 000 kilomètres pour rencontrer plus de 70 collectifs et plonger au cœur des dynamiques de coopération. Dans le processus de coopération, l’individu compte, chacun se réalise aussi personnellement. Leurs observations les ont conduits à forger le concept de « maturité coopérative » [cf. encadré 2]. 

C’est donc là la clé. Au cœur de ce forum ouvert, je découvre que Coop’Art a su infuser une véritable culture de la coopération entre ses membres et développer leur aptitude à coopérer. Sans renier les individualités. Sans se satisfaire d’un consensus mou. Sans craindre d’appréhender collectivement des sujets complexes. Là où les discontinuités des politiques publiques constituaient un terrain propice à la mise en concurrence des acteurs, Coop’Art a su créer une bulle de coopération où la compétition n’a plus sa place.

Transformation en Société Coopérative d’Intérêt Collectif

Juin 2021. C’est le grand jour.

Le moment est bref mais formel. A l’issue d’une Assemblée Générale d’une quarantaine de minutes, menée de main de maître par deux délégués de l’Union Régionale des Scop et des Scic, l’association Coop’Art est transformée en Société Coopérative d’Intérêt Collectif. A la sortie, devant l’entrepôt, je retrouve avec plaisir le brouhaha joyeux qui avait animé le forum ouvert. Une réussite dont chacune et chacun, à sa mesure, sait qu’il peut être fier.

Septembre 2022. Rendez-vous avec Jérémie pour échanger de l’impact de Coop’Art sur son territoire.

Alors que Jérémie dresse le portrait de Coop’Art en 2022, je suis fascinée par le chemin parcouru par le collectif en 3 ans.

Certes, la Scic a créé 4 emplois, développé de nouvelles activités sur le territoire et multiplié par 3 son chiffre d’affaires. Mais ce n’est pas tout. Grâce à Coop’Art, les compagnies locales ont eu accès à de nouveaux débouchés et réalisent de plus en plus de cachets en Haute-Loire. De nouvelles compagnies ont trouvé en Haute-Loire un écosystème favorable pour s’implanter. Des projets artistiques communs ont vu le jour. Des coopérateurs mettent à disposition de Coop’Art leur propre matériel scénique afin qu’il soit loué pour des spectacles. Plusieurs compagnies mutualisent leur gestion de paie. D’autres associations altiligériennes s’intéressent à la transformation en Scic. Un théâtre éphémère est en phase de création par un collectif multi-partenaires. Les techniciens se forment et forment ensuite les artistes. Un coopérateur a créé son entreprise dans l’évènementiel et travaille étroitement avec la Scic.

D’autres structures en France s’intéressent à leur modèle. Des artistes se sentent moins isolés dans leur travail au quotidien. Les compagnies et techniciens s’entraident et se transmettent des contacts. De nombreux coopérateurs donnent du temps à la Scic. La création d’une scène alternative est en réflexion.

Coopérer, c’est être co-auteur

Ce pari de la coopération, initié par huit personnes en 2017, mobilise aujourd’hui une centaine de coopérateurs. Etymologiquement, le sens du mot coopérer est fort. Coopérer, c’est être co-auteur d’une œuvre commune. Son nom – Coop’Art – le laissait pressentir.  Qui mieux que des amoureux de l’art et de la culture pouvaient réaliser cette œuvre commune qu’est Coop’Art ?

logo coopart

6 Boulevard de la République, 43000 Le Puy-en-Velay

04 43 07 50 38

coordination@coopart.fr

www.coopart.fr

La maturité coopérative, de quoi s’agit-il ? 

La maturité coopérative est la capacité d’une personne, d’un collectif ou d’un territoire à développer des aptitudes coopératives durables, quels que soient la situation, le contexte ou les personnes. Les collectifs à forte maturité coopérative ont au moins 4 caractéristiques clés.
• Ce sont des écosystèmes apprenants : leurs membres se considèrent tout à la fois sachants et apprenants.
• Il n’y a pas de leader au sens classique du terme. Il peut être partagé et dépend du contexte !
• La coopération y est inconditionnelle. Elle n’implique pas d’être toujours d’accord ni d’éprouver de la sympathie, mais de savoir vivre le désaccord.
• La coopération suggère à la fois la réalisation de l’œuvre et le plein épanouissement de ses auteurs.
C’est pour cela que la coopération est joyeuse !

Source : L‘Institut des Territoires Coopératifs

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