Au pied du Rocher d’Aiguilhe, sur la rive droite de la rivière de la Borne, s’étalent différents lopins d’une terre sombre et généreuse. Les parcelles se côtoient, séparées par un grillage ou un simple fil tendu. Biscornues, plus ou moins colorées, des cabanes servent d’abri aux outils, aux animaux et parfois aux hommes ; disséminés çà et là, des arbres fruitiers et des saules pleureurs, des tunnels de film plastique et des bidons bleus.
Le moulin de Bonneville est tout près ; il n’y a pas si longtemps, la meule écrasait le blé. Un peu plus loin, un petit garçon glisse sur un toboggan, une boule de pétanque s’approche du cochonnet, une équipe de coureurs s’entraîne pour le 1er mai, un labrador lève la patte, deux pêcheurs discutent au milieu de la rivière, et les canards colverts se disputent des bouts de pain lancés depuis la berge. Serait-ce l’Eldorado découvert par Candide, le héros de Voltaire ? A question légitime, réponse toujours mitigée.
Il faut cultiver notre jardin…
Dans ce méandre naturel de la Borne, les jardiniers sont à l’ouvrage. On peut compter une soixantaine de locataires. Ce sont surtout des hommes, retraités pour la majorité. Ils habitent en ville, et louent un jardin. Les identités sont multiples : certains sont nés en Haute-Loire, dans l’Allier, dans le Sud de la France, d’autres au Portugal, au Maroc, en Europe de l’Est…
Ainsi, Denis, originaire de Saint-Paulien, loue un jardin depuis une dizaine d’années. Retraité d’une entreprise du Puy, il vient tous les jours, et cultive toutes sortes de légumes : salades, oignons, endives, choux, radis, pommes de terre, courgettes… « C’est surtout pour l’ambiance, dit-il le sourire aux lèvres. On est bien, ici, on discute avec les amis. »
Sur le terrain d’à côté, rencontre avec Pierre, locataire depuis au moins trente ans. « Avant, j’avais un jardin en dessous du bourg d’Aiguilhe, mais il n’y avait pas d’eau. Alors, je suis venu le long de la Borne, un peu plus en aval, mais au moment de la construction du stade de foot, on nous a expédiés ici, et j’y suis toujours. »
En plus de disposer d’un petit canal d’irrigation, les jardiniers ont un autre atout : une terre très fertile. Situé en zone inondable, le méandre a subi les crues à répétition de la Borne (citons celles de 1933, 1943 et 1973), s’enrichissant d’innombrables alluvions. Sur les photos du début du XXe siècle, on ne voit pas de jardins à cet endroit-là. Le propriétaire était alors la famille Bonneville, et la prairie plantée d’arbres fruitiers tels que pommiers, poiriers et cerisiers. Les annales rapportent que, lors des crues, la rivière apportait des quantités de graviers et de sables, qu’il fallait ensuite enlever.
Aujourd’hui, n’étant pas propriétaires, les jardiniers cultivent plutôt à court terme ; les arbres fruitiers sont donc peu nombreux. A côté des légumes, poussent beaucoup de fleurs : tulipes, jonquilles, muguet, dahlias. Les plantes aromatiques, telles que menthe ou verveine, ont aussi leur place. Le tracteur n’est pas utilisé, seulement la bêche et le motoculteur.
Pour Jeannot, qui vit en HLM, le jardin permet de prendre l’air et de s’évader. Entre quatre murs, on a tendance à tourner en rond. Bernard, en cultivant ses légumes, sait ce qu’il mange, et fait des économies. « Tout est bio, chez moi, nous confie Guy. J’utilise du marc de café, du purin d’orties. » On nous rapporte l’histoire de ce jardinier aujourd’hui disparu, poète et amoureux de la terre, qui travaillait pieds nus, pour ne pas abîmer les plantes.
Et si l’avenir, c’était la terre ? Peut-être que le numérique ne nous rendra pas plus intelligents, ni même immortels. Se connecter au réseau, ça rassure ; se reconnecter à la terre, c’est retrouver ses racines.
Ouvriers et jardins familiaux : un peu d’histoire…
En 1894, Félix Volpette fonde les Jardins ouvriers à Saint-Etienne.
En 1896, l’abbé Jules Lemire, député du Nord, fonde la Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer. L’objectif est de mettre à disposition du chef de famille un coin de terre lui permettant de cultiver les légumes nécessaires à la consommation du foyer. Au début, les jardins étaient destinés à la population ouvrière, et donc appelés « jardins ouvriers ».
La dénomination « Jardins familiaux » apparaît officiellement dans une loi de 1952.
D’après la Fédération Nationale des Jardins Familiaux, « les jardins familiaux sont des lotissements de parcelles gérées par une association loi 1901, mises à disposition des jardiniers afin qu’ils en jouissent pour leurs loisirs et les cultivent pour les besoins de leur famille, à l’exclusion de tout usage commercial ».
Les jardins de la Borne appartiennent à un propriétaire qui les loue ; ce ne sont donc pas des Jardins familiaux.
Et la faune sauvage ?…
Pour Franck Chastagnol, de la Ligue pour la Protection des Oiseaux, la Borne est un refuge pour les canards colverts, qui sont ici à l’abri des fusils. On trouve assez peu d’oiseaux par ailleurs, car les berges sont trop aménagées et trop fréquentées. Cincle plongeur et martin-pêcheur sont de passage, bergeronnettes et troglodytes sont nicheurs. La loutre, le rat musqué et le raton laveur passent également par ces rives, et remontent jusqu’aux sources. Pour le chargé de mission « Biodiversité et guide nature », il convient de conserver le maximum de naturalité à ces rives pour qu’elles restent propices à la faune sauvage.
Une expérience d’éco-pastoralisme
Toujours sur la rive droite de la Borne, en aval du Gué de Sainte-Marie, les prairies appartenant à la Communauté d’agglomération du Puy sont entretenues naturellement par des moutons. C’est l’entreprise Roche paysage qui gère le troupeau d’une vingtaine de têtes. Étonnant de rencontrer ces animaux entre un hôpital psychiatrique et un supermarché, comme un pont entre deux rives…
Et si le pot de fer rencontrait le pot de terre ?
En politique, le terme de « mixité sociale » a le vent en poupe. Expression plutôt sympathique, intéressante à placer lors d’un dîner ou d’un barbecue. Pourtant, si l’on ne veut pas mettre la charrue avant les bœufs, il faudrait d’abord rechercher une mixité environnementale.
Le milieu était présent avant l’Homme. Introduire un poumon de campagne dans la ville, apporter la culture, des entreprises et des infrastructures médicales en zone rurale… Ou pour parler plus simplement… si l’on visait un équilibre ruro-urbain ou urbano-rural, la mixité sociale serait peut-être au rendez-vous.
Un grand merci aux jardiniers, et à Jean-Claude Prat pour les précieuses informations apportées.
Posté par Liliane GIMBERT